Le carrefour

VALETTE Claire

Le carrefour

S’il est bien un sujet sur lequel les architectes d’aujourd’hui ont à réfléchir, c’est bien celui du rapport de l’architecture à l’art. Tout artistes qu’ils soient, ils doivent bien admettre que l’ambiguïté, et la difficulté, qui accompagne la conception d’un projet tel qu’un musée ou un centre d’art contemporain, se résume en quelques questions primordiales qu’il faut se poser, et par rapport auxquelles il faut se positionner. Car, là est bien le travail de l’architecte : faire des choix. Il en va évidemment de même pour un autre projet, cependant, un programme qui consiste à créer un lieu dédié à l’art contemporain, lieu du lien entre la culture et la société, lié à l’image d’une ville, nouveau pôle symbolique de celle-ci, implique une démarche particulière. Il en va tout d’abord de connaître le contexte de l’art, de nos jours, ainsi que son rapport au public; comprendre la crise du statut du musée, pour en ressortir son essence propre, et répondre aux questions liés à sa conception.

Au final, questionnements et formalisation constitueront les bases d’une réflexion sur l’art, l’architecture, ou comment, aujourd’hui concevoir le musée.

1. L’ART CONTEMPORAIN : OÙ EST-IL, OÙ EN EST-IL ?

1.1. L’ART NOMADE :

Depuis les cinquante dernières années, l’Art a vu son statut changer. Non seulement l’artiste a vu ses modes d’expressions bouleversés par l’arrivée de nouvelles technologies, mais surtout, son approche de l’art même a changée, a été bouleversée, aussi, dans le sens où il est sorti du cadre classique de la représentation pour y préférer un questionnement sur la vie réelle, la société, allant jusqu’à créer un nouveau rapport avec le public, se détournant de la simple valeur esthétique. Sortant des supports traditionnels, l’art est devenu acte, prise de position dans tous les sens du terme.

Des mouvements, comme celui de l’art contextuel par exemple, ont changé le rapport de l’art au territoire. Happenings, installations, tags, marches urbaines,… de nouvelles formes sont apparues, décomposant l’exposition. Les moyens de diffusions ( notamment internet ) ont aussi, contribué à ce déplacement substantiel de l’oeuvre.

Par ailleurs, le musée, ou devrait-on dire « l’exposition », est devenue la « destination » des œuvres, dans le sens où elles sont faites pour être montré. L’oeuvre d’art a opéré un déplacement conceptuel et contextuel. Déjà depuis les débuts de l’art moderne, l’oeuvre devient une réflexion de la société sur elle-même. Débordant de sa territorialité, elle tend à devenir mouvante, nomade, déplacement : un message.

1.2. UN PAYSAGE ARTISTIQUE:

Selon Roland MATTHU, l’oeuvre n’a pas d’usage propre, il ne « sert » qu’à être contemplée, elle est unique. Mais les modes de diffusions se développant de plus en plus, on a vu l’apparition d’un paysage artistique, avec, en premier plan, la série des incontournables, vus et revus, parfois même détournés à des fins publicitaires ou humoristiques. Les modes de suspensions de l’art ont changés, ses relations au public aussi. Ainsi, l’oeuvre est presque devenue un produit, soumis aux lois de la consommation de masse et des modes. On a perdu la confrontation pure du visiteur à l’oeuvre au profit d’un rapport à l’oeuvre « basé sur la connaissance », dit DELEUZE, dénonçant ainsi les dangers de ce qu’il appelle l’ « écranique ».

L’art contemporain est perdu dans sa double identité : l’intention, d’une part, c’est-à-dire le message que l’artiste a choisi et qui renvoie, pour le visiteur, à ce que DELEUZE appelle le « regard déterminant », lié à l’ensemble du contexte de création, à sa destination de monstration, et les nouvelles formes d’expressions de ce message, d’autre part, et son « regard réfléchissant ». Celui-ci tend à ne pas se suffire à lui-même, la première dimension prenant souvent le pas sur la deuxième, pouvant même parfois devenir l’oeuvre, notamment avec l’art conceptuel.

De plus, le caractère de produit marchand qu’a acquit l’œuvre d’art ne peut être contrebalancé que par « la valeur inestimable de la nouveauté», selon Charles BEAUDELAIRE. Ce processus d’innovation est pour lui « le dernier retranchement de l’art », le seul moyen qu’il a de retrouver cet « absolu ».

Le Musée perd-il alors son statut de lieu de contemplation pure ? Doit-il devenir un centre d’archivage des intentions, classées par mouvements et autres « ismes » ? N’est-il pas plus un lieu de témoignage de ces prises de position ?

Comment l’oeuvre peut-elle alors retrouver son autonomie ?

1.3. COMMENT L’ŒUVRE PEUT-ELLE SE MONTRER :

Dans son « musée imaginaire », André MALRAUX, fait remarquer que dans l’art contemporain, l’oeuvre n’est plus conçue pour une destination spécifique. Elle n’est plus suspendue lors de son exposition dans un musée car c’est celui-ci qui devient sa destination : l’art pour le musée. L’art pour l’exposition. Cependant, la nature même de l’exposition est de rassembler des œuvres de différentes époques et de différents lieux, les suspendant ainsi de leur destination première, en les plaçant hors-contexte, permettant ainsi une rencontre « pure » entre l’oeuvre et le public. Dans les cas de l’art contemporain, cette mise à l’écart devient difficile: temporellement, d’abord, l’exposition présente des œuvres inscrites dans leur époque, celle-là même dans laquelle on vit, soumettant au regard du spectateur une « production immédiate pour laquelle il n’a pas toujours les codes d’interprétation ». De plus, physiquement, ces œuvres, conçues pour le musée, sont dans ce cas dans leur contexte. On voit alors que les règles classiques de la suspension sont inadaptées aux nouvelles données de l’art contemporain.

Le tout maintenant est de trouver de nouveaux moyens de suspension de l’oeuvre, une mise « hors du monde » différente dans le but de suspendre le jugement du visiteur. C’est ce que font certains groupes d’artistes pluridisciplinaires qui, comme le groupe DUMB TYPE par exemple, jouent sur la perte de repères sensoriels du spectateur dans le but de le placer dans « un autre monde », cette abstraction lui permettant de se confronter entièrement et seulement à l’oeuvre qui s’expose sous ses yeux.

2. LA PLACE DU VISITEUR DANS L’EXPOSITION :

2.1. DÉSACRALISATION :

Le musée classique, sanctuaire du patrimoine universel de l’humanité, réservé à une élite, monumentalisé, perd ses raisons d’être dans les décisions politiques d’aujourd’hui. En effet, une forte volonté de désacralisation de l’art a induit une ouverture, une « démocratisation », pour citer Fabienne BRUGÈRE. Le visiteur est de plus en plus appelé à participer, le ludique, le divertissement, l’interactif prennent le pas sur la simple contemplation. Les lieux de « culture » ne se veulent plus des lieux de « culte ».

Cependant, l’art contemporain établit une distance avec le public. Mal compris, échappant aux règles classiques de l’esthétique, il renvoit souvent à une certaine idée du snobisme, de l’élite, que le grand public perçoit comme une mise à l’écart, Pierre BOURDIEU parlant même de la culture comme d’une « religion », ne pouvant concerner que les personnes dotées d’un « regard cultivé ».

Quel est alors le moyen d’empêcher cette « agression » selon P. VALÉRY, cette pression qu’exerce l’art contemporain sur le public ? Cette pression même, exacerbée par l’idée de l’oeuvre unique et pure, l’Oeuvre d’Art.

2.2. L’HABITANT DE L’EXPOSITION :

Selon J.C. ROYOUX, « les expositions sont la condition de l’existence publique de l’art », ce sont elles qui établissent un dialogue avec le visiteur. Les nouveaux musées et centres d’art contemporain tendent à faire du visiteur un acteur de l’exposition, celle-ci n’est plus un « monologue intérieur ».

La recherche pourra alors être axée sur les modes de conversation de l’exposition avec le public.

L’exposition prend le pas sur l’oeuvre. L’éphémère de l’événement, la dynamique qu’elle crée n’est-elle pas aussi importante que les œuvres exposées ? A nouveau, nous sortons du lieu de la contemplation pour entrer dans celui de l’action, de la participation, de la prise d’espace.

Une nouvelle distinction naît alors : celle d’une exposition « linéaire », où le temps passé devant l’oeuvre est plus ou moins imposé et celle d’une libre succession, d’un libre « montage » de l’exposition par le visiteur. Cette dernière notion élargit le questionnement sur la place du spectateur devant l’oeuvre.

2.3. SEUL FACE À L’ŒUVRE :

Suspension du jugement, recherche de la contemplation pure de l’oeuvre, de la confrontation à la subjectivité de l’esthétique,… L’intérêt de l’exposition est alors de créer un terrain favorable à cette « rencontre pure » (DELEUZE) : celle de l’oeuvre et du visiteur.

Derrida parle à juste titre « d’apocalypse » : l’architecture du musée doit, dans son analyse, participer à la « mise à part du monde ». Le musée classique y trouve tout son vocabulaire : hors du contexte extérieur, on chuchote dès qu’on y rentre. Le seuil du musée constitue la paroi d’une bulle loin de la réalité de la vie.

H.P. JEUDY distingue deux types de rencontres : une première mettant en relation « l’habitué » et sa capacité à contempler l’œuvre, sa fascination, ou pourrait-on dire le « regard cultivé » de BOURDIEU, et une deuxième, appelée « regard idiot », que nous pouvons assimiler ici à celle d’un visiteur peu concerné, qui regarde au hasard. Cependant, son attitude ne reflète-t’elle pas parfaitement cette difficulté que le grand public rencontre parfois devant une œuvre, lorsque, concentré devant elle, il cherche en vain les raisons de sa contemplation béate? N’est-ce pas non plus l’attitude d’un visiteur qui choisit lui-même ce qu’il a envie de regarder, d’aimer ? Qui se construit son propre montage de l’exposition, sans se soucier de ne pas tout voir ? Ne voit-on pas là la démarche exacte du flâneur de Walter BENJAMIN ?

2.4. « ALLER ET MARCHER »:

« aller et marcher, se laisser travailler par le cheminement, les objets croisés et les vides autant que soi-même les travailler, dans une attitude proche de celle que Hubert DAMISCH propose à l’égard de la peinture. »

Walter BENJAMIN

Comme dans les passages parisiens de Walter BENJAMIN, le musée est le lieu du collectionneur. Le lieu où le spectateur/passant se constitue un imaginaire issu de l’accumulation d’images.

Si l’exposition est un assemblage d’événements (les œuvres), mis en scène, alors elle constitue un paysage artistique dont le visiteur ne gardera que des « souvenirs-écrans » selon FREUD. Comme un cinéaste, il va « monter
» les différentes séquences entre elles. En ce sens, elle est comme un catalogue de l’art, le musée, lui, devient sa vitrine.

L’oeuvre, quoi qu’on en dise, conserve en elle les moyens de son autonomie. Malgré son « désoeuvrement » lié à tout le contexte qui l’entoure, et où qu’elle soit, elle offre une possibilité d’abstraction, et donc de pure contemplation, par son existence même, et pour celui qui le veut, qui le peut. Le problème étant aujourd’hui de créer les conditions d’une abstraction pour les personnes qui n’en ont pas la facilité, l’habitude, que ce soit une abstraction de l’oeuvre ou de l’exposition, mais qui coïncide avec la société et l’art contemporains.

3. QUE CONSERVE LE MUSÉE ?

La question est bel et bien posée sur le paradoxe entre la nature de « non-lieu » du musée, dans le sens où il provoque une « apocalypse », une mise hors-contexte, et la réalité de l’art d’aujourd’hui, c’est à dire son caractère justement « in-contexte ».

En tant qu’institution, le musée, ou le centre d’art, conserve cependant des rôles à retenir, et qui sont aussi sujets à questionnements.

3.1. LE PROCESSUS DE VALIDATION

« L’intérieur est l’asile où se réfugie l’art »

Walter BENJAMIN

Plaçant les œuvres en dehors du système commercial, le musée et ses collections participent à donner aux œuvres une valeur symbolique. Dépossédées de leur valeur marchande, et donc de leur valeur « d’usage », c’est en cela qu’elles peuvent aussi accéder à une certaine autonomie. Comme Marcel DUCHAMP, avec ses « ready-made », l’avait compris, une œuvre placée dans un centre d’art contemporain gagne instantanément le titre « d’Œuvre ». Le pouvoir du conservateur est en cela très important : son rôle est assimilé à celui d’un gardien de trésor, le risque étant de voir le musée automatiquement comme un coffre-fort.

3.2. UN SIGNE DANS LA VILLE

Tendant à devenir une « destination », au sens touristique du terme, on assiste véritablement à la « mise en scène » de la ville. La cohérence de son tissu urbain, qui s’étend et se ponctue d’événements isolés, se perd au profit d’un système de représentations. Les musées ont gagné, dans la « troisième ville » ( MONGIN ), un caractère emblématique fort. Nouveaux temples de la société, symboles de la culture, ils participent à l’image des aires métropolitaines, celle-ci prenant une part de plus en plus importante dans leur recherche de constitution identitaire.

Devant marquer, signaler leur présence, et donc la présence de l’art, ils tendent à agir comme les quasi-objets d’Antoine PICON dans sa « ville territoire des cyborgs ». Constituant une « bulle », ils fonctionnent de manière autonome, autarcique, comme les aéroports de Hans IBELINGS : des enclaves.

S’il est pensé comme une œuvre d’art, le musée possède une destination et agit comme un événement au cœur de l’exposition géante que constitue la ville, un élément de captation et de monstration. Qu’il soit point de repère, totem, ou encore carte postale, il devient un « appel » (Jean NOUVEL ) à la consommation de l’art, un signal dans la ville, et de la même façon un « objet singulier » ( Jean BAUDRILLARD ), dans le sens où il constitue son propre signe. Il peut devenir un « pôle » de par sa forte valeur symbolique et culturelle.

3.3. UN LIEU À PART

Au final, le musée reste un lieu à part, un lieu conçu exclusivement pour l’exposition de l’art, l’interface permettant au visiteur de voir l’oeuvre originale, unique : présenter, ne pas représenter. La simple juxtaposition d’oeuvres uniques contribue à en faire un espace particulier, au-delà du réel. Comme le musée contribuant à la mise en scène de la ville, l’exposition pourrait, dans la mise en scène des œuvres, constituer un exemple d’espace « hyper-réel » ( J. BAUDRILLARD ), qui, à la manière d’un décor de film, contribue à plonger le visiteur dans un autre monde. Une sorte de monde à part du reste de la ville. C’est à nouveau une vision de l’exposition comme un film : non seulement succession de séquences visuelles mais aussi prenant place sur une toile de fond qui recrée un contexte fictif. C’est alors le musée qui va agir sur cette création de contexte : construire un décor pour replacer dans l’histoire, effacer le contexte pour positionner hors du temps,…ce choix revient au concepteur. Mais le rôle du musée, aujourd’hui, n’est-il pas, justement, de laisser le contexte contemporain rester l’arrière plan de l’exposition ? Devant le paradoxe lié à l’art contemporain, il est intéressant de se poser la question de son degré d’implication dans l’exposition.

4. LIEU À PART ET EN CONTINUITÉ : UN DILEMME ?

Comment alors concevoir un espace qui, tout en marquant sa fonction et en assumant les devoirs qui y sont liés, peut être aussi un lieu axé sur la communication, en continuité avec la ville, en accord avec les problématiques qu’elle soulève, et en même temps théâtre de la culture contemporaine ?

Si le musée, dans la ville, doit constituer un « hyper-réel », un temps de pause hors-monde, un temps d’arrêt et d’observation, comment en faire un lieu de transition ?

On a vu que les démarches d’expositions classiques concordaient mal avec les nouveaux concepts et les nouvelles formes de l’art contemporain. La scission entre le public est l’art résulte peut-être de la façon dont le rôle d’interface du musée est pensé. Dans son rôle de « montreur d’art», c’est peut-être tout le processus qu’il faut redéfinir.

Un musée est un musée, sa dénomination même suffit à connoter cette distance. Quand on décide d’aller voir une exposition, le processus de « l’apocalypse » se produit dans nos esprits, le seuil psychologique est franchi.

Alors se constitue l’exposition comme un « arrêt sur image », un instantané de ce qui se passe et donc une mise hors du temps, comme une photo du paysage artistique. Nous parlions plus haut d’une vitrine, d’une revue. En ce sens, le musée ne constitue t’il pas enfin cette pause ?

Le tout est de faciliter la monstration au maximum, de permettre au visiteur non seulement de pouvoir se créer son propre catalogue de l’art contemporain, par une confrontation à priori avec les œuvres, tout en lui laissant une liberté quand à l’appréhension de l’exposition, vis à vis de ce qu’il va voir, regarder, aimer, détester. Car c’est son regard qui constitue l’exposition, c’est la façon dont il va s’en créer des souvenirs-écrans. C’est en remettant à sa juste place le public que celui-ci pourra devenir le vrai acteur de l’exposition ( car elle est faite pour lui ! ). En utilisant un langage connu de tous, l’architecte peut faciliter le travail de « montage » du film mental de l’exposition effectué par le visiteur.

Cette idée de participation est capitale. C’est par là que l’art contemporain peut réussir à survivre dans un musée, ou plutôt, dans un centre d’art.

L’important est l’intégration de l’art dans la vie quotidienne : sans le banaliser pour autant, sa présence, bien qu’exceptionnelle, ne doit pas être vécue comme une agression.

« Pendant plus de deux années où j’ai travaillé à sa réalisation (…), une conversation, un dialogue s’établissait à différents niveaux à un point tel qu’après avoir parlé à plusieurs milliers de personnes, cette sculpture faisait partie de leur quotidien. »

1955. Armand VAILLANCOURT. « L’arbre de la rue Durocher »

Loin de correspondre à l’idée d’une certaine « éloge de l’ombre », la société occidentale se retrouve ici dans « l’éloge de la multitude ». Non cloîtré dans un coffre-fort, physique ou symbolique, l’art contemporain doit au contraire, et c’est sa destination, être, dans tous les sens du terme, exposé.