DEOTTE, Jean-Louis, 1993 : Deleuze – Les deux temporalités, in Le musée, l’origine de l’esthétique ,Éditions L’HARMATTAN, p411.
DEOTTE, Jean-Louis, 1993 : Deleuze – Les deux temporalités, in Le musée, l’origine de l’esthétique ,Éditions L’HARMATTAN, p411.
LES DEUX TEMPORALITÉS
La nouvelle définition de la surface d’inscription (l’écranique) déplace, tout en les conservant, les termes du paradoxe benjaminien qui nous a servi de point de départ.
Qu’en est-il du matériau quand s’imposent l’informatisation de la mémoire, les immatériaux ?
Qu’en est-il du sujet (collectionneur-voyageur-consommateur) ?
Est-il le maître de l’information ou celui qui, perdant toute volonté de savoir dans le parcours « écranique » a, pour cette raison, une chance d’être passible d’un à-présent improbable ?
Il y a ici à prendre position entre deux conceptions des rapports entre savoir (jugement déterminant) sur l’oeuvre et goût esthétique (jugement réfléchissant), entre commentateur et critique. L’horizon commun, c’est le savoir du commentateur sur l’oeuvre, c’est le jugement déterminant, c’est le sérialisme, c’est pour le kantien, l’architectonique de la première Critique. A partir de ce socle, ou bien le critique prolonge le commentateur en appliquant sur une oeuvre singulière ce que le commentateur a établi comme loi pour l’esthétique (et il inscrit l’oeuvre dans une histoire et une science, ce serait l’hypothèse de GOODMAN-ELGIN), ou bien le critique rompt au bout d’un certain parcours commun avec le commentateur en le retournant (en l’inversant) afin d’accéder à ce qui ne peut faire l’objet d’un savoir déterminant parce que cela n’est pas inscrit (ce serait l’hypothèse de BENJAMIN).
Dans le premier cas, la temporalité de la critique esthétique est uniquement celle de la science qui développe des séries causales ; dans le second cas, le critique se distinguant du commentateur, il faudra aussi distinguer deux temporalités, celle de la recherche causale, celle de l’événement. Dans le premier cas, le critique est un fonctionnaire de l’oeuvre du passé, un animateur-archéologue pour une présence enfouie, mais il n’accorde aucune indépendance au jugement esthétique réfléchissant. Dans le second cas, la rupture est prononcée car l’orientation du jugement n’est plus la même : il y a une spécificité et une légalité du jugement de goût (ce qui fait horreur à la philosophie analytique de N. GOODMAN). Le critique, comme l’historien, est un prophète. L’enjeu, c’est le sauvetage du passé. Le partage concerne la continuité (ou non) patrimoniale.
Cette distinction essentielle doit nous permettre de penser qu’une nouvelle technique d’archivage aura des effets positifs sur la production artistique (c’est une thèse toujours présente chez BENJAMIN, même si elle peut être fortement nuancée). Mais aussi en quoi les questions peuvent simplement être déplacées. Ainsi, comment le partage traditionnel entre rhétorique et esthétique peut-il être seulement renouvelé ? L’impuissance à synthétiser une masse considérable d’informations, d’archives, transforme-t-elle inéluctablement le sujet « écranique » en sujet de l’esthétique ? Ou plutôt faut-il penser, comme le fait B. CERQUIGLINI que la simulation du gestuscréateur ») – ce qui suppose connues et reproduites les étapes de ce dernier – est susceptible de produire aujourd’hui des effets comparables chez le récepteur, le « consommateur » selon VALÉRY, et donc de le préparer à l’accueil de l’oeuvre ? Ce ne serait donc que la mise en mouvement (« horizontal » et « vertical ») du savoir sur l’oeuvre qui constituerait le cadre préalable et nécessaire de la réception esthétique ? Mais n’est-ce point conserver la fiction d’une continuité, non pas seulement entre le savoir sur l’oeuvre (sa teneur causale qui intéresse le commentateur) et la réception esthétique (la valeur de vérité que recherche le critique), mais entre une expérience nécessairement ébranlée par la surcharge démesurée et sans finalité des informations sur l’oeuvre et l’expérience de la réception de l’oeuvre ?
Ce que nous avons décrit au titre de l’écranique, est-ce un outil nouveau pour mieux faire fonctionner les oeuvres (textuelles et plastiques) anciennes avec lesquelles on a perdu toute familiarité, ou est-ce réveiller à l’intérieur d’un passé définitivement passé, mort, ce qui resterait encore vivant – un à-présent ?
Que peut-on attendre au fond d’une technique de monstration des oeuvres qui ressortit plutôt à l’esthétique du choc ? Est-ce que la déstabilisation de la surface d’inscription subjective (la désintégration en fait de tout devenir-forme, ou figure, pour la singularité qui ne peut plus synthétiser, imaginer) serait la condition de possibilité de l’accueil d’un à-présent qui, dans l’état actuel du monde, pour l’époque, ne pourrait plus se présenter comme forme ou figure sinon comme fiction illusoire ? Il faut supposer que cette réactivation par la connaissance de l’époque d’origine de l’oeuvre, ainsi que des oeuvres qui sont dans sa proximité, donne lieu à un mouvement destructeur tant de l’oeuvre que du récepteur, à un processus qui s’inverse en un arrêt sur l’image. Tel devra être le cas si cette image a été (et aura été) un événement.
Or le savoir sur l’oeuvre, sur sa teneur causale, accumulé par le commentateur, a d’autant plus de chances de se transformer en mouvement destructeur de ce que l’oeuvre n’est plus comme événement (« vivant »), que le support d’inscription actuel du savoir est en lui même désintégrateur du sujet et de l’oeuvre, par la systématisation des séries informatisées. Le savoir sur l’oeuvre n’est donc pas un capital accumulé, car il s’agit bien pour celui qui, d’une manière décisive, va faire irruption comme critique ayant comme tâche de sauver un passé singulier, de le ruiner. En termes benjaminiens, il faudrait dire qu’il y a nécessité de la dialectique (de l’histoire de l’art, en l’occurrence), puis ruine systématique de ce processus ou son immobilisation (« dialectique en repos ») et tension maintenue, « image dialectique ».
La question est alors celle-ci : comment comprendre le passage (l’impossible passage en fait) de la dialectique historiographique à ce qui est son retournement et son inversion ? Il doit y avoir une décision que prend le commentateur, quand l’analyse de l’oeuvre devient évidemment une ruinification qui’ se heurte au noyau générateur de l’oeuvre, que l’on peut situer au lieu de croisement des séries, devant cette différence à elle-même qu’elle est et dont il ne peut plus rendre compte positivement.
Alors, devant ce qu’il ne peut plus inscrire, et qui ne peut entrer dans aucune série – l’hétérogène, la césure -, il lui faut soit décider de reconstruire l’oeuvre, en exposant les différents parcours qui l’ont amené en ce « lieu » (ce que fait GINZBURG par exemple) et reconstituer un « tableau ». Mais alors, on sent bien, et cela est évident pour ce Piero della FRANCESCA, que l’on a perdu l’essentiel, car ce que l’on ramène dans notre filet est dérisoire ; soit accepter de rester en arrêt devant ce reste non inscrit, en faire l’énigme d’un passage, d’un événement qui a eu lieu ou aura lieu, et donc effectuer un saut critique.
Si l’on restitue ainsi la pensée du sauvetage anti-patrimonial du passé qui est au coeur du messianisme benjaminien, ses références répétées à la dialectique hégélienne et marxienne sont un véritable obstacle que P. MISSAC a contribué à pointer. Que sont, en effet, une dialectique à l’arrêt, ou au repos, une image dialectique ? Comment concilier la dialectique spéculative ou matérialiste avec le monadologisme explicite dans plusieurs textes ? On peut, dans un premier temps, tenter de distinguer les interprétations de la temporalité pleine qui sont à l’oeuvre, en opposition à une temporalité vide que l’on retrouvera dans les Thèses sur 1a philosophie de l’histoire.
C’est l’histoire de l’art telle que la conçoit Benjamin qui permet de distinguer de multiples durées pleines, puisque depuis les Romantiques, depuis le Musée, il est évident que l’art est de l’ordre du processus, du dialectique, alors que l’apport spécifique de Benjamin se situe du côté du messianisme, donc d’un temps arrêté. D’où la « dialectique arrêtée » qui fascina tant ADORNO.
L’expression « dialectique arrêtée » peut s’entendre déjà comme irruption dans la durée, dans l’histoire des hommes, d’une interruption apocalyptique ou messianique : c’est le geste de JOSUÉ, la demande faite de suspendre le temps. Mais s’agissant d’une méthode pour l’historiographie ?
Dans l’urgence du sauvetage du passé ? Pour un passé qui est celui des vaincus, voire des engloutis, c’est-à-dire pour un passé qui n’a pas trouvé vraiment, ou pas du tout, de surface d’inscription légitime ?
Il faudra bien distinguer l’à-présent passé du processus dialectique, l’histoire intensive de l’histoire extensive et répéter méthodologique ment cette distinction à l’intérieur de chaque événement. Chaque événement devra donc être lu en tant qu’il n’est qu’un présent (une actualité) et en tant qu’en lui persiste une énigme. II faudra donc resituer ce par rapport à quoi la véritable (messianique) historiographie doit s’opposer : une conception de la temporalité où l’Eternel Retour est le verso de l’apocalypse. De là l’importance de la liasse intitulée L’ennui, éternel retour dans Paris, capitale du XIXème siècle. L’actualité devient ainsi fondamentalement cyclique (c’est aussi bien la temporalité de la mode et de la « nouveauté »), parce que l’événement (l’à-présent) s’échappe toujours : déjà passé, à venir.
Comment s’aider aujourd’hui dans la pensée de l’Eternel Retour ? Les références de BENJAMIN à NIETZSCHE et à BLANQUI valent surtout pour leur tonalité pessimiste et ne sauraient constituer un pôle en regard duquel poser une pensée de l’à-présent ou de l’événement. D’où la nécessité d’un retour au stoïcisme par le biais de la lecture de DELEUZE . II sera possible alors de conjoindre et de séparer deux temporalités, celle du commentateur qui s’intéresse à la teneur objectale, causale, de l’oeuvre, celle du critique qui doit être sensible à sa valeur de vérité en tant qu’événement, qui en fait est affecté par un passage, par un effet. La temporalité du commentateur est de même nature que celle des média : celle de Chronos.
Celle du critique est rendue possible par le Musée : l’Aïôn. Le partage des deux temporalités va de pair dans le stoïcisme avec celui de la cause et de l’effet, comme s’il était possible d’isoler une chaîne continue des causes de la succession discontinue des effets.
Nous savons que la temporalité du Musée n’est pas celle d’un médium qui aurait à enregistrer, à reproduire, à transmettre, à communiquer un événement, sachant d’ailleurs que cette reproduction est toujours déjà une production. Un certain mode d’acquisition de l’événement qui le circonscrit. Car si la temporalité d’un médium est toujours en rapport avec le temps- « réel » de la venue de l’événement (et c’est par rapport à cela qu’il produit sa propre différence temporelle, sa retenue de temps, son temps différé : la communication est toujours différée, en différé), au contraire, celle du Musée ignorerait cette distinction constitutive de tout médium de communication. Elle ignorerait cette manière spécifique qu’a le médium d’interpréter la relation cause/effet. Elle aurait tendance à ne pas tenir compte, voire à contourner, l’actualité de la cause (de l’événement), pour ne s’en tenir qu’aux effets, lointains, passés ou à venir.
C’est pour cette raison que le Musée n’est pas un médium de communication, qu’il répugne essentiellement à l’actualité (qui n’est pas le Maintenant), que son expérience n’est pas nostalgique (celle d’un objet passé perdu et regretté), mais mélancolique (celle concernant une chose qui n’a pas été inscrite, en mal ou en promesse d’inscription). La temporalité des média de communication serait celle des causes qui s’emboîtent à l’infini, de l’enchaînement des événements : ce qu’aura à décrire le commentateur. Celle du Musée concernerait les effets : ce qui est venu, ce qui viendra. Mais jamais celle de l’actualité en tant que telle. Le Musée est déceptif : ce qu’est toujours l’expérience du critique « prophète ».
Le critique étant un parent du commentateur, ces deux temporalités ne sont pas strictement étrangères l’une à l’autre, même si elles s’éloignent constamment l’une de l’autre. Elles partagent, inégalement, le même présent. Il faut bien, en effet; que le médium accueille l’événement comme actualité. Donc comme présent, dont on peut analyser les causes (ce qui l’a précédé) et les conséquences (les causes qui s’ensuivront, à leur tour). Et le Musée doit bien accueillir un présent, même si ce dernier se trouve immédiatement suspendu, retiré du processus. L’expo entre immédiatement dans une logique, celle des effets (de la transmutation), qui ne peut le considérer que selon deux lignes de fuite : ce vers quoi il revient, le passé, ce vers quoi il va, l’avenir.
Si l’on conserve cette forte distinction entre ces deux temporalités, nous avons là la possibilité de caractériser précisément le Musée par rapport au médium de communication, mais aussi de montrer que l’opération déterminante de l’histoire de l’art (identifier une oeuvre, l’expliquer, la prolonger, etc) consiste à rabattre la temporalité de la cause (et de ses emboîtements/désemboîtements) sur la temporalité des effets. Bref, l’histoire de l’art s’entend à analyser les oeuvres (du Musée) comme des causes, alors qu’elle devrait prendre en compte la spécificité de la temporalité du Musée, et donc traiter l’oeuvre comme effet. Elle le devrait d’autant plus que cette temporalité fait toujours retour et vient toujours défaire le causalisme interne à l’histoire de l’art. De là les difficultés engendrées par les notions d’influence et de diffusion.
Poussée à ses extrémités, par le désemboîtement des causes à partir d’un événement présent, de l’actualité, la temporalité de cause peut donner lieu à une analyse sans terme, illimitée. Un monde peut se reconstituer, se reconquérir, à partir d’une oeuvre, si l’on cherche à identifier les causes antérieures et postérieures les plus lointaines. La science d’une oeuvre peut devenir science de l’esprit absolu. Un monde peut se déployer en profondeur à partir d’une oeuvre et se parcourir selon les axes spécifiques de la méthode d’analyse. Ce monde a néanmoins ses propres limites : celles de l’époque qui l’a vu naître, qui lui a servi de site. Idéalement, l’analyse rencontre donc les limites de ce que les Stoïciens appelaient le cosmos.
Puisqu’un monde clos peut se déployer à partir d’une oeuvre-cause, il est aussi tout à fait possible qu’à partir de lui, un retour à l’oeuvre puisse s’opérer. Une telle temporalité, qui est celle du jugement déterminant, du savoir appliqué à l’oeuvre, est donc cyclique. Elle prend la forme de l’éternel retour. Cette temporalité s’écrit au présent de l’actualité.
Au contraire, considérée comme put effet, comme expo, l’oeuvre-effet s’analyse immédiatement selon le futur et le passé.
Ainsi, le partage devrait traverser chaque oeuvre soumise à l’analyse.
Soit, du côté d’une temporalité soumise à Chronos, une temporalité de cause, de profondeur, de « corps » agissant, celle d’un présent qui aurait l’infini capacité d’enchaîner sur d’autres présents, par emboîtements successifs, par fenêtrage dans une fenêtre, pat décontractions, une temporalité nécessairement cyclique. Soit, de l’autre, une temporalité impassible, neutre, celle d’objets – les expo dont l’origine est comportée – qui sont fondamentalement ni actifs, ni passifs, mais des effets impénétrables qui avancent et reculent dans le même temps.
Qui reculent, si l’on songe à l’« histoire » de l’art, en inventant dans l’après-coup un passé, et qui avancent en précédant en quelque sorte toujours déjà l’art à venir. Des « images dialectiques » de l’origine.
DEOTTE, Jean-Louis, 1993 : Deleuze – Les deux temporalités, in Le musée, l’origine de l’esthétique ,Éditions L’HARMATTAN, p411.
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